Enquête
Viginum : les dessous d'une exfiltration au cœur de l'État
Alors que les campagnes antifrançaises s'intensifient sur le web, le dispositif contre les ingérences étrangères a perdu son numéro un au cours de l'été. Le magistrat de la Cour des comptes Gabriel Ferriol, à la tête de Viginum depuis moins de deux ans, a été discrètement poussé vers la sortie par Stéphane Bouillon, aux manettes du SGDSN.
La vigie de l'État face aux ingérences étrangères aborde sa rentrée sans pilote officiel. Gabriel Ferriol, son premier chef de service, un haut fonctionnaire chevronné de 45 ans, passé par le cabinet du coordonnateur national du renseignement et la Cour des comptes, a quitté son poste moins de deux ans après sa prise de fonctions. Le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), qui chapeaute Viginum, épluche actuellement les CV pour lui dénicher un successeur au plus vite. Sa mission sera de taille : assurer la montée en puissance du service mis sur pied en juillet 2021 sur le sujet hautement sensible de la lutte contre les manipulations de l'information. Un enjeu stratégique, à l'heure où les narratifs russes viennent largement déstabiliser les intérêts français sur le web, tout particulièrement en Afrique de l'Ouest.
Le prochain patron héritera d'une nouvelle feuille de route, mais aussi d'une quarantaine d'agents encore éprouvés par près de quatre mois de tensions, couronnés par le départ de Gabriel Ferriol. Officialisée le 30 juillet par arrêté, qui mentionne un simple changement de poste à la demande de l'intéressé, cette sortie a en réalité été actée un mois plus tôt, le 30 juin, dans le bureau de Stéphane Bouillon. Le patron du SGDSN n'a eu d'autre choix que d'écarter celui qu'il avait lui-même mis à la tête de Viginum.
Alors que le SGDSN joue la partition d'un départ volontaire, l'énarque rompu aux dossiers sensibles a, selon nos informations, été éconduit pour éviter le déclenchement d'une enquête administrative et préserver les agents. En interne, l'épilogue a été vécu comme un soulagement et l'arrangement trouvé par le SGDSN, perçu comme courageux et salutaire. De son côté, le haut fonctionnaire, qui dément lui aussi la thèse d'un départ forcé, a coupé les ponts avec son ancienne équipe sitôt franchie l'imposante herse de l'Hôtel des Invalides.
Silence radio
Mi-juin, alors que Viginum brillait auprès du grand public pour sa détection d'une vaste campagne de désinformation russe, Gabriel Ferriol était déjà mis sous observation. Plusieurs de ses interlocuteurs au sein de l'Etat se sont étonnés de sa discrétion et de voir leurs sollicitations laissées sans réponse. Parmi eux, le ministère des armées et son Commandement de la cyberdéfense (ComCyber), le Quai d'Orsay ou encore le Service d'information du gouvernement, rattaché à Matignon, et certains services de renseignement. Le numéro deux de Viginum, Marc-Antoine Brillant, le préfigurateur de la task force Honfleur (IO du 23/06/21) et de l'agence, a repris la main et en assure aujourd'hui la direction par intérim.
Fin juillet, en réunion de coordination interministérielle (dite "COLMI"), aucune explication n'a été donnée à l'absence inhabituelle du chef de service. Reconnu par ses pairs comme dévoué et brillant, regretté à la Cour des comptes après un passage remarqué en tant que conseiller référendaire, le quadragénaire s'est progressivement attiré l'hostilité de ses subordonnés. Malgré la culture du secret de la jeune agence, les dérives managériales de Gabriel Ferriol se sont ébruitées jusqu'aux portes d'autres ministères, contraignant ainsi le SGDSN à couper court à une situation qui tournait au vinaigre.
Signalements en interne
À l'échelle des procédures administratives, l'affaire s'est soldée en un temps record. Dès octobre, le SGDSN a été mis au parfum du climat de défiance palpable chez Viginum et du penchant de Gabriel Ferriol pour le micromanagement. L'alerte est intervenue alors que le service rendait public le fruit de ses investigations sur l'élection présidentielle de 2022. À rebours des craintes qui ont légitimé la création de l'agence, aucun État étranger n'est parvenu à s'immiscer dans le scrutin ni à en perturber le dénouement. Seules cinq tentatives d'ingérence numérique, aux répercussions jugées faibles, ont été caractérisées.
En avril, Viginum se consacrait pleinement à l'analyse d'une campagne de désinformation orchestrée depuis la Russie, surnommée "RRN" ou "Doppelganger" dans la presse. L'agence a mis progressivement le doigt sur une galaxie de près de 355 pseudo-sites d'information destinés à manipuler l'opinion, en reprenant les arguments et les techniques de propagande historique du Kremlin - contre l'Ukraine et son président Volodymyr Zelensky.
La pression est montée d'un cran dans le service, soumis à de forts impératifs de résultats par l'Élysée. En interne, les tensions se sont cristallisées autour de ce rapport qui a fait sortir Viginum de l'ombre.
Homme de dossiers à l'esprit analytique, mais aussi décrit comme suspicieux et procédurier, Gabriel Ferriol a eu tendance à brider ses agents et à réduire à néant leurs prises d'initiative. Sa relecture en profondeur des notes d'analyse produites par le service et les modifications apportées jusqu'à en dénaturer le fond - notamment en minimisant l'influence de mouvances d'extrême droite complotiste - ont progressivement créé un malaise. L'une des notes a contraint l'équipe à se mobiliser pour ne pas laisser transparaître ce biais idéologique dans la version finale.
Cette ambiance s'est traduite par une série de cinq arrêts maladie, et autant de signalements à "Vigiesouffrance", la ligne des services de la première ministre consacrée aux cas de souffrance au travail. Mis hors-jeu, le haut fonctionnaire est aujourd'hui dans l'attente d'une réintégration à la Cour des comptes.
Erreur de casting annoncée
L'agence statutairement lancée par Emmanuel Macron en Conseil de défense, le 12 janvier 2021, a longtemps cherché le profil idéal pour la diriger. À l'image de David Martinon, coutumier des enjeux numériques et fraîchement revenu d'Afghanistan, plusieurs ont poliment décliné la proposition. A priori risqué pour tout haut cadre de la fonction publique, le poste de chef de service de Viginum n'a pas attiré les foules. À sa création, à l'été 2021, le casting s'est essentiellement déroulé de façon informelle.
Les hauts fonctionnaires disposant d'une fine connaissance des enjeux régaliens et d'une appétence pour les sujets numériques sont rares. Ils sont tout aussi peu nombreux à pouvoir revendiquer une expérience d'encadrement de profils techniques et opérationnels. Ingénieur télécoms de formation, familiarisé à la culture du renseignement et ex-responsable d'une équipe d'informaticiens, de scientifiques et d'analystes au fil d'une expérience passée à la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), Gabriel Ferriol cochait toutes les cases.
À tel point qu'un avertissement de l'un de ses anciens collaborateurs à la Coordination nationale du renseignement et de la lutte contre le terrorisme (CNRLT) sur les dossiers de sécurité économique, directement adressé à Stéphane Bouillon, a été ignoré, d'après les informations de La Lettre A. De même pour celui émis par Guillaume Poupard, l'ex-directeur emblématique de l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (ANSSI), qui avait gardé le vif souvenir des problèmes relationnels de cet agent, entré à la DGSE au début des années 2000. Sa réputation le précède tant et si bien que bon nombre de fonctionnaires haut placés - dont Claire Landais, l'actuelle secrétaire générale du gouvernement, qui était à la tête du SGDSN de 2018 à 2020 - n'ont nullement été surpris par les circonstances de son départ.
Tout en banalisant officiellement cet accident administratif, les services de Stéphane Bouillon en ont néanmoins tiré les leçons. Une nouvelle phase s'ouvre désormais pour l'agence. Plusieurs grands rendez-vous attendent le service : les États généraux de l'information, mais aussi les élections européennes et les Jeux olympiques, tous susceptibles d'être ciblés par des opérations d'ingérence d'ampleur. Le nouveau directeur devra composer avec une querelle de chapelles entre ministères sur les dossiers relatifs à la lutte contre les manipulations de l'information. Malgré ses protestations, l'agence a ainsi été exclue par le Quai d'Orsay d'une task force interministérielle, dite "TF2i", lancée en juin et axée sur la réponse aux narratifs étrangers. L'offre de poste du successeur de Gabriel Ferriol est formelle : le nouveau chef de service de Viginum devra faire montre d'un "esprit fédérateur".
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