Daniel Kretinsky.
Daniel Kretinsky. © Thomas Samson/AFP

Daniel Kretinsky va enclencher la vitesse supérieure. L'avocat et homme d'affaires avait proposé il y a deux semaines de passer d'actionnaire minoritaire du groupe Casino, dont il détient 10 %, à actionnaire majoritaire à plus de 40 %. Le milliardaire tchèque avait mis pour cela 750 millions d'euros sur la table et offert de renflouer la société à hauteur de 1,1 milliard d'euros en s'adjoignant notamment l'aide de Marc Ladreit de Lacharrière et de ses 150 millions d'euros supplémentaires. Il va aujourd'hui plus loin.

Selon nos informations, l'homme d'affaires de 47 ans est en train de peaufiner une offre à destination des créanciers obligataires non sécurisés de Casino, ceux sans lesquels aucune opération de restructuration n'est possible. Cette proposition leur sera faite à la fin de cette semaine ou en début de semaine prochaine, après accord du PDG du groupe, Jean-Charles Naouri. Elle a pour objectif d'aboutir à une procédure de sauvegarde accélérée.

Une décote alléchante

Concrètement, l'offre s'adresse aux détenteurs des 3,6 milliards d'euros de dette non sécurisée, qui se répartissent en 60 % de grands institutionnels français et étrangers et 40 % de hedge funds représentés par Philippe Capron, associé chez Perella Weinberg Partners. Et elle est alléchante puisqu'elle leur propose de convertir leurs créances en un mélange d'actions et de cash, avec une décote comprise entre 35 et 40 % de leur mise initiale, contre 25 % en moyenne aujourd'hui.

Si deux tiers des créanciers acceptent la proposition, le groupe pourrait alors imposer une sauvegarde accélérée au tiers récalcitrant, aboutissant à un plan de sauvegarde rapide, sur le modèle de l'équipementier Vallourec qui avait réussi le sien en moins de deux mois début 2021. Si moins des deux tiers donnent leur accord, la sauvegarde s'engagera dans un processus plus long. Reste encore la possibilité, faible mais pas impossible, que tous acceptent l'offre et permettent d'éviter le déclenchement d'une procédure de sauvegarde.

Cette prise du taureau par les cornes, qui risque d'accélérer le calendrier de la restructuration, prouve plusieurs choses. Comme La Lettre A l'avait analysé (LLA du 27/04/23), Jean-Charles Naouri s'est bel et bien entendu depuis plus d'un mois avec ses actionnaires Daniel Kretinsky et Marc Ladreit de Lacharrière pour une reprise de sa société appuyée par une arrivée de fonds propres conséquente. C'est aussi la preuve que le PDG de Casino n'a qu'une confiance relative dans le projet de rapprochement initié par ailleurs avec Teract, la société portée par la coopérative Invivo et le trio d'investisseurs composé par Xavier Niel, Matthieu Pigasse et Moez-Alexandre Zouari. Ceux-ci n'ont d'ailleurs pas été mis dans la confidence des tractations parallèles avec Daniel Kretinsky.

Autre enseignement de ce mouvement en préparation : le serial investisseur tchèque (Metro, Editis, Fnac Darty, etc.) n'est pas là pour s'amuser, mais il a véritablement l'ambition de prendre le contrôle financier et industriel du groupe Casino. Pour la partie financière, il vient d'ailleurs de s'adjoindre les services d'un des cadors de la restructuration d'entreprise, l'avocat Saam Golshani. Associé depuis 2018 au sein de la branche fusion et acquisitions du cabinet américain White & Case, cet Iranien de 50 ans comptabilise vingt-cinq ans d'expérience en matière de retournement d'entreprises. C'est lui qui orchestre actuellement la restructuration du leader des maisons de retraite Orpea aux côtés de son directeur général, Laurent Guillot. Il a également œuvré auprès du fonds Apollo pour son entrée dans Vallourec en 2021. Ainsi que dans les restructurations d'Air Austral, Technicolor, Europcar Mobility Group, Comexposium, Conforama, etc.

Deux milliards de dette cachée

Si le deuxième actionnaire de Casino accélère ainsi, c'est que l'entreprise va encore plus mal que ses résultats affichés ne le prouvent déjà. Dans ceux communiqués pour le premier trimestre, jeudi 4 mai, on voit que le chiffre d'affaires de Casino France ajusté de l'inflation s'écroule et fait perdre environ 10 % de volume de ventes à l'entreprise. Le résultat opérationnel est divisé par deux par rapport à l'an dernier et la trésorerie du groupe brûle de plus en plus vite : 800 millions d'euros sur le seul trimestre selon nos calculs, alors que les 1,2 milliard d'euros envolés sur toute l'année 2022 faisaient déjà hurler les analystes.

Mais, plus grave, la dette déjà abyssale est encore plus considérable qu'il n'y paraît. Elle stagne sur le trimestre à 4,5 milliards d'euros malgré la vente de l'actif brésilien Assai pour 730 millions d'euros et celle d'autres actifs pour quelque 100 millions supplémentaires. En fait, elle devrait même être affichée à plus de 6 milliards d'euros si Jean-Charles Naouri ne jouait pas un tour de passe-passe dont il a le secret. Le pot aux roses se trouve en bas de la page 10 du communiqué des résultats, sorti jeudi 4 mai.

On y voit que le groupe dispose de 2,1 milliards d'euros de ligne de crédit "non tirée". En fait 2,05 milliards, mais le montant a été arrondi. Et, juste en dessous, on y apprend que "le tirage moyen s'est élevé à 1,65 Md€ tandis que le tirage maximum était de 1,95 Md€" sur le seul trimestre ! En clair, dans la semaine qui précède et celle qui suit les annonces de résultats, la ligne n'est pas tirée pour montrer au marché que tout va bien. Pendant ce court laps de temps, le groupe rend tout l'argent à ses banquiers et retient son souffle, ne dépense plus rien et ne paie plus ses fournisseurs.

Mais pendant tout le reste du trimestre, Casino ne survit que grâce à cet apport massif d'argent des banques, qui s'approche dangereusement du plafond, à 1,95 milliard d'euros sur 2,05 milliards. Le distributeur est donc dès maintenant dans une situation de liquidité intenable, et ce bien avant les échéances de fin de sauvegarde du côté de la maison mère, Rallye, annoncées pour 2025. C'est la première fois qu'une telle information est communiquée au marché par les équipes du directeur financier David Lubek. L'Autorité des marchés financiers (AMF) a sans doute poussé à cette transparence alors que le groupe s'apprête à changer de main pour survivre. Mais elle reste difficile à décrypter pour le quidam.

Deux projets pas si compatibles

Car Jean-Charles Naouri, comme à son habitude, préfère en dire le moins possible. Il s'est contenté de faire miroiter une procédure de conciliation amiable à venir fin mai. Pourtant, selon nos informations, tous les acteurs du dossier, côté Kretinsky comme côté Teract, ont déjà commencé à prendre langue avec le mandataire ad hoc Marc Le Sénéchal. Pour autant, aucune rencontre n'a encore été initiée entre les deux camps candidats à la reprise du groupe. La porte reste ouverte des deux côtés.

Mais le jeu s'annonce beaucoup moins facile pour le clan Teract. La proposition de son nouveau partenaire Intermarché de reprendre 130 magasins, soit 1,1 milliard d'euros de chiffre d'affaires pour 400 millions d'euros (LLA du 28/04/23), a toutes les chances d'être étudiée sérieusement si Daniel Kretinsky prenait la barre. L'investisseur pourrait ainsi se délester des hyper et supermarchés, qu'il juge sans avenir. La création d'une filiale d'approvisionnement, baptisée Teract Farm, a plus de chance d'être remise en cause par le nouvel actionnaire. Surtout si le groupe est réduit à ses réseaux de proximité, enseignes Franprix et Monoprix en tête. Les activités au Brésil seraient, quant à elles, totalement vendues, et l'avenir de CDiscount suspendu au retournement des enseignes de proximité.

Mais inutile de jouer à "Perrette et le pot au lait" dans la fable de La Fontaine. Sur ce point-là, les deux groupes concourant à la reprise semblent d'accord. Avant même l'offre aux créanciers, une première étape a lieu aujourd'hui à l'assemblée générale du groupe. Les dirigeants et le conseil d'administration de Casino seront tous à 10h à la Maison de la chimie. Il est grand temps qu'ils en disent plus sur les deux projets. Actionnaires, à vos questions !

Sophie Lecluse
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